Quelle est la place de l’argent dans la vie des Russes ? Le Courrier de Russie a posé la question à Zakhar Prilepine, écrivain renommé et membre de l’Autre Russie, à Irène Zaïontchec, présidente du Samu Social de Moscou et à Dmitri Dolonsky, rédacteur en chef de la Pensée Russe. Attention aux étincelles.
Le Courrier de Russie : Comment peut-on considérer les relations actuelles des Russes avec l’argent ?
ZAKHAR PRILEPINE : Je trouve les Russes plutôt désintéressés. L’argent n’est pas vital pour eux. Ils préfèrent ne pas beaucoup travailler et gagner peu d’argent que le contraire.
DMITRI DOLONSKY : Je ne suis pas du tout d’accord ! Pour ma part, je considère que les Russes ont une relation avec l’argent assez malsaine, qui relève presque de la fascination. Il s’agit désormais d’une valeur centrale, qui fait de la Russie une véritable société féodale. Le pouvoir qu’ont les riches envers les pauvres peut s’apparenter à celui qu’exerçaient les seigneurs sur leurs serfs. Toutes les relations sociales sont maintenant fondées sur l’argent, même l’amitié ! Il n’est pas rare de croiser un Russe qui ne choisit ses amis que selon leurs comptes en banque.
IRÈNE ZAÏONTCHEC : J’avoue être impressionnée comme Dmitri Dolonsky par l’avidité des Russes. Surtout à Moscou, où les gens cherchent d’abord à savoir si vous leur serez utile avant de vous adresser la parole. Cela me rend triste de voir à quel point l’argent a perverti les valeurs traditionnelles de la Russie, comme la générosité et la solidarité.
LCDR : Qu’est ce qui a changé depuis la fin du communisme ?
DMITRI DOLONSKY : Sous la fin de l’URSS, la population russe appliquait à la lettre le dicton « l’argent ne fait pas le bonheur ». Personne n’était riche, et surtout, personne ne pouvait songer à l’être davantage que son voisin. A l’époque, c’était notre statut social et notre appartenance ou non au Parti Communiste qui déterminait nos possibilités d’avenir.
ZAKHAR PRILEPINE : L’argent est une valeur nouvelle pour les Russes. Auparavant, la possession de l’argent n’était pas un critère pour juger des actions. On ne disait pas que quelqu’un avait réussi parce qu’il avait gagné de l’argent. Nous le disions s’il avait aidé la patrie.
DMITRI DOLONSKY : Lorsque les Russes ont rejeté en bloc le communisme, ils ont fait l’erreur de ne pas conserver les valeurs positives que cette idéologie défendait, comme ce désintérêt pour l’argent. Aujourd’hui, les Russes ont intégré si vite les règles du jeu capitaliste et ils sont si enthousiasmés par la possibilité d’être riches qu’ils en ont oublié d’être prudents ; résultat, ils perdent la Russie et ses valeurs avec leur cupidité.
LCDR : Peut-on penser que l’arrivée du capitalisme a permis l’existence d’une société méritocrate ?
ZAKHAR PRILEPINE : Ce système a fait miroité aux Russes l’existence d’un ascenseur social en bonne marche. Mais les riches ont toujours été une caste fermée impossible à pénétrer. Le capitalisme n’y a rien changé. La déception est telle que depuis, plus de deux tiers de la population hait le capitalisme (ndlr : ces chiffres ne sont pas fondés).
DMITRI DOLONSKY : Les riches russes d’aujourd’hui sont de deux sortes : les premiers sont des parvenus, qui ont juste eu de la chance. Les deuxièmes sont les rejetons de l’ancienne nomenklatura. Ce que nous avons vécu dans les années 1990 n’a rien à voir avec une société méritocrate qui aurait permis à des pauvres de devenir riches. Ce n’a été qu’un Far West de plus, où les plus forts se sont servis sur la part des faibles.
IRÈNE ZAÏONTCHEC : Il y a d’ailleurs ce jeu de mots qui court les rues de Moscou : « приватизация – прихватизация », qui pourrait se traduire par « Privatisation – Volatilisation».
DMITRI DOLONSKY : Il ne faut pas enfin oublier que sous l’URSS il existait un ascenseur social : c’était le Parti Communiste. Et mine de rien, il fonctionnait plutôt bien.
LCDR : La culture et l’argent font-ils bon ménage en Russie ?
DMITRI DOLONSKY : L’argent a toujours eu un rôle moteur pour la culture russe. Dans la littérature par exemple, c’est un thème qui a inspiré nos plus grands auteurs. Dostoïevski en parle tout au long de Crime et Châtiment. C’est aussi sa dépendance à l’argent qui lui a inspiré le magnifique roman Le Joueur.
ZAKHAR PRILEPINE : Pour ma part, je considère que la culture et l’argent n’ont rien à voir ensemble. Le mécénat russe n’existe plus, et dans la mesure du possible, il est bien préférable pour un écrivain de ne pas s’approcher de l’argent.
DMITRI DOLONSKY : Vous êtes décidément bien idéaliste. Expliquez nous comment vous faîtes pour réussir à être si bien publié en restant à moins de cent mètres de votre banquier…
ZAKHAR PRILEPINE : (haussement d’épaules) Les plus grands classiques vivants, je veux dire par là Limonov et Bondarev, ne réussissent pas toujours à être publiés et ils sont loin d’être riches. Mieux vaut cela plutôt que l’argent tache leurs œuvres.
IRÈNE ZAÏONTCHEC : Je ne suis pas d’accord avec vous, Zakhar Prilepine, lorsque vous dîtes que le mécénat russe n’existe plus. Les riches ne cessent de soutenir les arts russes, et cela de façon très ostensible ! Potanine a édité de très beaux livres rares, Deripaska a soutenu financièrement jusqu’à une date récente l’orchestre Novaya Rossiya Bashmet, la femme d’Abramovski envisage d’ouvrir une galerie d’art… les exemples ne manquent pas de riches russes cultivés !
DMITRI DOLONSKY : Oui, mais tout cela est organisé afin de bien se faire voir par la presse. Il n’y a pas de réflexion artistique ou culturelle derrière. C’est comme lorsqu’ils s’adonnent à des œuvres de bienfaisance. Je ne crois pas qu’ils se préoccupent véritablement du sort des orphelinats qu’ils parrainent. Montrer son statut social est tout ce qui les préoccupent.
LCDR : Quelle est finalement la valeur principale de la société russe ?
ZAKHAR PRILEPINE : Il s’agit de la justice.
DMITRI DOLONSKY : La justice est une valeur qui était présente en Russie, mais elle n’est plus aujourd’hui défendue par la population. Auparavant, l’Eglise Orthodoxe avait réussi à insérer dans le cœur des Russes des valeurs assez semblables à celles des Français : l’égalité et surtout, la fraternité. Cette doctrine avait été reprise – même si remaniée - par l’URSS. Mais depuis 1991, je pense malheureusement que la valeur principale de la société russe est la réussite sociale.
IRÈNE ZAÏONTCHEC : Je suis d’accord avec Dmiti Dolonsky. Cependant, il me semble que la crise qui touche aujourd’hui la Russie est bien plus forte que les dernières, car elle remet enfin en cause la suprématie de l’argent. Beaucoup de riches redeviennent pauvres et apprennent à vivre sans leurs roubles. Qui sait, cette crise permettra peut-être un réexamen des valeurs russes, et la réintroduction de la charité parmi elles…
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