Saturday 2 May 2009

Interview

A la question « Qu’est ce qui vous semble le plus important dans la vie ? », 53% des Russes répondent qu’il s’agit de l’argent et du niveau de vie. Les Russes seraient-ils donc tous d’incorrigibles matérialistes ? Natalia Bondarenko, directrice des recherches sur le niveau de vie en Russie au Centre Levada, répond à nos questions.



Comment peut-on caractériser la relation des Russes par rapport à l’argent ?

Si on exclut les nouveaux riches, je dirais que la plupart des Russes sont très conservateurs. L’argent attire certes, mais les Russes refusent de jouer les matador dans les arènes financières. En général, les Russes font très peu confiance au système banquier, et la crise que nous traversons n’arrange pas ce sentiment de méfiance. Ainsi, 50% des Russes en mesure d’épargner, confient leur argent à Sberbank, car c’est une banque détenue majoritairement par l’Etat russe, ce qui limite les risques de faillite.
On remarque aussi que lors de la panique générale qui a saisi beaucoup de villes en Russie en octobre 2008, seuls 5% des Russes ont changé leurs roubles en une devise étrangère, alors qu’ils étaient des centaines de milliers à effectuer des retraits. Jouer avec les taux de changes, tenter des placements judicieux : toutes ces opérations ne sont pas au goût des Russes, le risque est trop grand.


En quoi le passé communiste des Russes influence-t-il encore leurs relations avec l’argent ?


L’URSS a véritablement marqué l’esprit des Russes. C’est elle qui leur a insufflé ce conservatisme qui les paralyse aujourd’hui. A l’époque soviétique, tout était garanti par l’Etat : le fait d’avoir un travail, un salaire fixe et une protection sociale. Le mot d’ordre était la stabilité politique et économique. Maintenant, bien qu’ils constatent que leur monde est devenu inconstant, les Russes gardent tout de même des réflexes propres au communisme. Ainsi, confier son argent à une banque d’Etat, c’est la répercussion directe de cinquante années de paternalisme d’Etat dans le secteur banquier.


Comment s’est effectuée la transition entre communisme et capitalisme ? Quel a été son impact sur le comportement des Russes face à l’argent ?


Pour beaucoup de Russes, la chute de l’URSS a été perçue comme un signe d’espoir. Beaucoup pensaient que l’ascenseur social se remettrait en marche, et que l’égalité des chances deviendrait une réalité. Mais les premières années sous Eltsine ont prouvé le contraire, et la plupart ont un sentiment amer de déception qui influence énormément leur perception des classes riches. Selon nos sondages, plus de 48% des Russes désapprouvent leur réussite, car elle se serait construite sur de « l’argent sale ». La transition a appris la méfiance aux Russes face à l’argent.
Mais la transition a aussi vu l’émergence de nouveaux comportements, stimulés par l’introduction de pratiques financières européennes telles que le crédit et l’emprunt. Au départ, les Russes voyaient d’un mauvais œil le fait de vivre avec de l’argent qui ne leur appartenait pas : c’était immoral et contraire à l’esprit communiste selon lequel chacun doit vivre selon ses moyens. Aujourd’hui, c’est devenu un acte presque banal. Cela a permis la désacralisation de l’argent gagné à la sueur de son front, et surtout, cela a décomplexé les gros dépensiers.


Les Russes sont-ils d’ailleurs plutôt fourmis ou cigales ?



Ce sont de véritables paniers percés. Très peu de Russes épargnent : seulement 25% ont des économies. Il y a certes ceux qui ne gagnent pas assez pour pouvoir sauver de l’argent chaque mois, mais pour la plupart d’entre eux, ce n’est tout simplement pas naturel de ne pas dépenser tout de suite ce qu’ils viennent de gagner. Faire des économies semble absurde, surtout auprès des jeunes Russes. On estime d’ailleurs que l’argent mis de côté équivaut en moyenne à six mois de leur train de vie habituel. La question est donc comment les familles ayant contracté des emprunts peuvent songer à les rembourser…


Y a-t-il une grande différence de comportements face à l’argent entre la nouvelle génération de Russes et leurs parents ?



Les jeunes sont bien sûr moins conservateurs que leurs aînés. Ils voient l’argent comme un moyen de s’ouvrir de nouvelles opportunités. On ne compte plus les entrepreneurs qui se lancent sans un rond, alors qu’ils ont à peine vingt ans. Certains réussissent, d’autres non, mais tous considèrent que la clé de la réussite réside dans la prise de risque. En un mot, on peut dire qu’ils ont intégré les rudiments du capitalisme et s’en servent aujourd’hui sans peur.
Les jeunes, notamment trentenaires, sont aussi ceux qui contractent le plus souvent des emprunts pour acheter. Si en province ils servent à acquérir un micro-onde, en ville il s’agit d’emprunter pour se payer une voire deux (!) voitures. On se retrouve donc face à une génération surendettée, où l’argent est une valeur centrale.
Ce culte de l’argent découle forcément sur l’importance qu’ils accordent à leur carrière et à la réalisation de leurs ambitions. Bien que nous n’ayons pas de statistiques le prouvant, il me semble que cette nouvelle génération est davantage individualiste et matérialiste que leurs parents.


Peut-on considérer en conséquence que l’argent est en passe de devenir une valeur-reine en Russie ?


Certes, l’argent est une valeur de plus en plus présente dans la société russe, au fur et à mesure que celle-ci voit son niveau de vie augmenter. Les gens ayant accédé à un nouveau statut social aiment se pavaner en dépensant de façon exubérante. Ce côté show-off est spécifique aux Russes, et cela surprend la majorité des Européens. A Moscou notamment, il semble que l’argent imprègne tout de son odeur.
Mais ce n’est pas pour autant que ce dernier serait en train de devenir la nouvelle religion de la Russie. Il ne faut pas oublier que la population russe est encore majoritairement pauvre. Aujourd’hui, 14% de la population (contre 17% au début des années 1990) vivent en dessous du taux de pauvreté et ce chiffre est en hausse. La fascination des classes aisées pour l’argent ne doit pas cacher ce fait.





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