Saturday, 2 May 2009

Et les Russes, ils en pensent quoi ? [La Tchétchénie vue de Nijni-Novgorod]

J'habite à Nijni-Novgorod depuis quatre mois. Au contact des Russes, j'ai appris à tempérer mes convictions sur les questions politiques, notamment sur celles de la Tchétchénie. Cette immersion au coeur de la société russe, les médias européens n'en ont que très peu l'occasion. Voici donc enfin l'opportunité de vous livrer une nouvelle perspective : celle du terrain, celle éprouvée par les Russes.

Je m'étais promise de ne pas m'imposer de force dans leurs (rares) discussions politiques, mais au contraire d'écouter leurs arguments et de mettre ma rhétorique en veilleuse, pour mieux saisir ce que pensent les Russes d'aujourd'hui du conflit tchétchène, jadis brûlant, aujourd'hui latent.
De mes tentatives à susciter un échange de vues sur ce dernier, il ne s'en est issu qu'un face à face sans désaccords, étant donné que chaque Russe pense la même chose que son voisin. Une même unanimité implicite sur tout. L'absence de confrontation entre eux n'empêche pas néanmoins une prise de parole exaltée, accompagnée d'une dialectique spectaculaire qui relève parfois du pur sophisme. Peu importe si j'ai chiffres et photos à l'appui, on me répond toujours: "Tu es victime de la propagande européenne", ou encore "Tu y es allée, en Tchétchénie ? Comment une Parisienne pourrait mieux connaître le sujet qu'un Russe ?".

J'ai la chance de côtoyer à Nijni-Novgorod plusieurs couches de la population. Mais quel que soit le milieu, le discours sur la Tchétchénie ne change en fait que très peu. Les nouveaux riches sont néanmoins plus cléments et confiants envers la Tchétchénie : "On a tout reconstruit! Leur liberté religieuse est totale. Demain, nous apporterons d'autres investissements, les Tchétchènes ne mordront plus jamais la main russe qui les nourrit.", sourient-ils. Que la société tchétchène réponde à la russification par une intense islamisation de leur culture, peu importe. "Ils sont russes. Et même s'ils se prennent pour des Arabes, ils resteront toujours russes." A la fois profession d'amour et menace tacite, leurs propos sont difficiles à cerner, et passionnants par leur ambiguïté.

Mes camarades issus de classes moins favorisées sont moins ambivalents. Tout en affirmant avec emphase qu'ils ont une multitude d'amis tchétchènes et qu'ils les aiment "comme s'ils étaient russes"(!), certains me disent que la seule solution était celle de Staline: les envoyer tous au fin fond du Kazakhstan, et cette fois-ci, veiller à ce qu'ils n'en reviennent jamais.
Terrifiante perspective, mais pas autant que celle que propose la fille de ma famille d'accueil: la société tchétchène serait si gangrenée par le terrorisme qu'il faudrait créer de nouveaux camps de concentration et leur faire payer, par leur force de travail, les dommages causés à l'armée russe (sic !). Cette idée ne vient pas d'elle (elle est plutôt saine d'esprit), mais d'un des "groupes de travail politique" qu'elle fréquente, apparenté officieusement à Russie Unie. Ils ont si bien pensé la question qu'elle peut me sortir des chiffres précis : pour un soldat russe tué, c'est dix ans de travail forcé pour deux tchétchènes. Quand je lui demande si les enfants et les femmes devront aussi vivre dans ces affreux camps, elle me répond, sérieuse et résolue : "Bien sûr. Un enfant de terroriste est un terroriste aussi. Et les femmes sont complices, toujours.".

Tenter de comprendre la place particulière qu'occupe la Tchétchénie dans la conscience nationale russe est une expérience captivante. D'autant plus que ce questionnement ne s'exerce pas uniquement sur les motivations des Russes, mais aussi sur les miennes et ne cesse de remettre en cause mes convictions

Car, jusqu'où peut-on dire que moi aussi, j'ai été en partie manipulée par la presse européenne ? Cette dernière ne s'est jamais réellement impliquée dans le conflit, et n'a joué que sur le terrain subjectif et autosatisfaisant des droits de l'Homme.


Acculée par une presse européenne déchaînée, la Russie a alors défendu le droit de faire primer l'impératif de l'intégrité territoriale sur les droits de l'Homme, dont le sens restait obscur pour la Russie car dépourvu de réalité tangible. En tant que porteuse des valeurs occidentales, ces derniers me paraissent aussi comme la finalité qui doit tendre chacune de nos actions politiques. Mais avant d'incriminer la Russie pour sa gestion du conflit tchétchène, rappelons nous que son histoire politique, sociale et culturelle est radicalement différente de la nôtre, et qu'elle ne peut donc avoir le même sens des "priorités" que nous.


Pour qu'elle puisse enfin considérer le respect de la personne humaine comme primordial, il faut arrêter de l'y opposer constamment, cesser de penser à cette valeur comme monopole de l'Occident, et accepter que les droits de l'Homme subissent une légère adaptation aux réalités sociales et politiques de la Russie.

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