Le chômage en Russie est un sujet difficile, nous préviennent au téléphone les directeurs de ressources humaines, avant de raccrocher un peu précipitamment. Un sujet d’autant plus sensible que Rosstat vient d’annoncer l’enregistrement de 300 000 nouveaux sans-emploi en janvier 2009.
La situation devient donc préoccupante. D’autant plus que ces chiffres ne reflètent que partiellement la réalité. Car s’enregistrer auprès des agences fédérales d’emploi ne présente que peu d’avantages : la subvention est dérisoire et l’emploi proposé est souvent éloigné de son lieu d’habitat, sans mentionner qu’il est extrêmement mal payé. Les experts estiment donc que le chiffre des chômeurs serait aujourd’hui deux à trois fois plus élévés que celui qu’annonce Rosstat. Il faut non seulement prendre en compte ceux qui ne s’enregistrent pas, mais aussi ceux qui sont en chômage partiel - pour cause de réduction de leurs horaires de travail - et ceux qui subissent un long retard de versement de salaire, et qui sont donc dans une situation similaire au chômage.
Alors qu’en Europe, on assimile les licenciements massifs au spectre du chômage, en Russie, le lien n’est pas aussi évident. Les victimes des plans de restructuration sont peu nombreuses parmi les chômeurs. Les entreprises russes privilégient « des mécanismes d’adaptation divers en temps de crise », explique Vladimir Gimpelson, spécialiste du marché de l’emploi russe « qui vont de la réduction du temps de travail à celle du salaire ». « ‘Tout sauf le licenciement’ est un peu le leitmotiv des entreprises russes en temps de crise », renchérit Natalia Riabikova, ancienne DRH. Car licencier revient cher. Le code du travail russe prévoit jusqu’à l’indemnisation de trois mois de salaire pour l’employé. Or, pour une entreprise au bord de la faillite, payer séance tenante ces salaires est peu réalisable. De plus, on murmure qu’il y aurait des pressions gouvernementales pour empêcher de licencier trop de salariés : car c’est autant de mécontents qui risquent de sombrer dans l’agitation sociale. « ll ne faut pas non plus oublier que la Russie a un passé soviétique, où avoir un travail était un droit, quelle qu’était la crise que traversait le pays », nous rappelle Olga Mirasova, responsable du collectif IKD.
Pour éviter de licencier, tout en restant viables économiquement, les entreprises russes ont donc parfois recours à des méthodes peu recommandables, en contournant la loi plus ou moins ouvertement. L’une des plus courantes est de forcer le salarié à démissionner, témoigne Yulia*, ancienne employée d’une grande chaîne de supermarchés russes : « Soit j’acceptais de partir volontairement, et je recevais de bonnes références, soit je quittais la compagnie sans références.» Yulia aurait pu essayer de faire appliquer la loi russe, en demandant à sa hiérarchie de lui verser les deux mois minimum de salaire anticipé que prévoit la loi en cas de licenciement, mais, comme la plupart de ses collègues, elle n’était pas au courant de ses droits. La loi russe prévoit que les indemnisations de licenciement ainsi que les réductions des horaires de travail et de salaire sont à négocier entre l’employeur et l’employé. Malheureusement, comme le remarque Yulia, il est difficile de négocier lorsqu’on est seul face à une puissante hiérarchie ; et c’est justement ce que fustige Olga Mirasova : « Les syndicaux ne jouent pas leur rôle de défenseur des droits du salarié, ils se contentent d’être de vagues intermédiaires neutres entre l’administration et le salarié ».
Mais toutes les entreprises ne cherchent pas forcément à contourner la loi lors de difficultés financières. Igor*est par exemple un licencié satisfait : « Lorsque Lafarge Ciment a décidé de supprimer le département Stratégies et Développement en Russie, j’ai reçu neuf mois de salaire anticipé, et de très bonnes références. » Igor songe maintenant partir faire le tour du monde, et reste optimiste quant à ses chances de retrouver un emploi à son retour. « Le marché de l’emploi en Russie est extrêmement dynamique », considère-t-il.
En effet, la Russie se caractérise par un marché du travail bouillonnant. « Normalement, les recherches n’excèdent pas deux-trois semaines », nous dit Youri Virovets, président du groupe de sociétés de chercheurs de tête, HeadHunter.ru. Le marché de l’emploi a aussi la particularité d’être très mobile : « Sur une entreprise de 60 000 personnes, il n’est pas rare que 20 000 personnes la quittent volontairement au cours d’une année », explique l’économiste russe Vladimir Gimpelson.
Ce dernier estime que le marché de l’emploi en Russie reste parmi les plus sains de l’Europe malgré la crise. Mais depuis que cette dernière touche la Russie, certaines de ses particularités ont changé. Certes, le marché reste très mobile, mais il s’agit d’une mobilité contrainte ; quant au temps de recherche d’emplois, il s’est considérablement allongé, explique Youri Virovets. Selon lui, il s’agit d’une conséquence de la baisse de propositions de postes. Les entreprises réduisent leur personnel, et de leur côté, les salariés hésitent avant de quitter leur emploi pour en chercher un autre, ce qui n’était pas le cas il y a quelques mois.
Ainsi, alors que le site Headhunter.ru comptabilisait en août 2008 plus de 80 000 propositions d’emplois, l’offre a été divisée par deux six mois plus tard. Quant au nombre de demandeurs d’emplois, il a explosé : « Nous possédons maintenant une base de 2,8 millions de CV pour 42 000 postes vacants. », affirme Yuri Virovets, « Pour un poste, nous avons jusqu’à 105 candidatures ».
Auparavant marché mobile et dynamique, le marché du travail russe est devenu très concurrentiel, et rares sont ceux qui réussissent à y trouver un nouvel emploi. Face à cette situation sans issue, les experts annoncent la renaissance du marché noir du travail. Un
système D dont a l’habitude la Russie et les Russes. Rien d’inhabituel. Mais, nous prévient Olga Mirasova, si rien n’est fait pour renforcer les infrastructures d’accueil des nouveaux sans-emplois, « le chômage actuel risque de se transformer en chômage à longue durée, l’apparition de graves troubles sociaux est probable. » Voilà qui ne sera pas au goût du gouvernement.
Les noms suivis d’une astérique ont été modifiés à la demande des témoins.
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